Certaines pages du livre mobilisent l’exemple de la langue et de la pensée occitane comme une ressource qui pourrait permettre aux populations qui vivent en Europe de rompre avec les imaginaires politiques impérialistes des États européens. Le patrimoine intellectuel et poétique occitan, mais c’est peut-être encore davantage vrai du basque, contient la possibilité d’être en Europe et d’être blanc sans consentir à hériter de la mission civilisatrice et de son contrat racial.
L’idée que « la différence est une richesse » est aujourd’hui devenue un lieu commun libéral. C’est une manière d’affirmer la tolérance de ce que l’on considère comme des minorités linguistiques ou les populations issues de l’immigration en les assignant à une sorte de folklore qu’on aime pouvoir consommer. Mais dans le contexte d’État nationaux qui se sont construits dans et par l’impérialisme, comme c’est le cas de l’Espagne comme de la France, il faut interpréter cette formule banale d’une toute autre façon. Revendiquer sa différence forte, c’est-à-dire son appartenance à un autre monde, à une autre culture, à un autre groupe linguistique, c’est faire valoir la vie contre une implacable machine de mort. Il ne s’agit pas de se complaire dans une mosaïque multiculturelle, une innocente et inoffensive juxtaposition d’identités. Il s’agit au contraire d’affirmer une singularité par opposition à un État colonial, impérial et meurtrier.
Cette différence forte, cette revendication politique de sa propre singularité, peut prendre bien des noms et bien des aspects. Le mouvement basque parle d’aberria : ce faisant, il affirme une conception existentielle de l’appartenance nationale et de la patrie qui n’est pas sans évoquer certaines belles pages de Frantz Fanon ou d’Aimé Césaire. Non pas la sauvegarde propriétaire d’un patrimoine ou d’un territoire domestiqué, mais une capacité de création, d’invention et de révolte.
L’idée que « la différence est une richesse » est aujourd’hui devenue un lieu commun libéral.
Toutes ces capacités, les Noirs en ont fait la preuve à travers l’histoire de la modernité. Pour autant, le mouvement noir à travers le monde n’a pas la chance de pouvoir légitimement se revendiquer d’une aberria, d’une patrie. Les Noirs des Amériques, issus de la traite négrière, sont comme des pièces rapportées en des lieux où ils n’ont pas été amenés pour survivre, mais seulement pour se tuer à la tâche. Le continent africain lui-même, aux frontières dessinées par la rapacité des puissances européennes a fait de ses habitants des non-citoyens ; les occupants de territoires souvent pensés pour ne pas être viables en tant qu’institutions politiques autonomes.
À de multiples égards, l’idée d’une « aberria » noire apparaît aujourd’hui comme une aberration, voire un rêve inaccessible. C’est pourtant ce projet qui a motivé tous les activistes, mouvements, ou penseurs de l’unité africaine, de part et d’autre du Sahara, de part et d’autre de l’Atlantique. La restauration du panafricanisme comme enjeu central de la politique noire permettra à chaque individu de la diaspora, lorsqu’on lui demande d’où elle ou il est originaire, de répondre en toute dignité, la tête haute, « je viens d’Afrique ! »
Notre conscience d’appartenir au peuple dont l’humanité fut la plus radicalement contestée et les droits démocratiques les plus constamment méprisés se traduiront, n’en doutons pas, dans la résurrection, et finalement le triomphe, d’un projet panafricain radical et révolutionnaire. Mais l’enjeu, comme nous l’enseigne aussi l’histoire du militantisme basque, n’est pas seulement linguistique, territorial ou culturel. Il s’agit, bien plus profondément, ontologiquement, de faire exister dans le monde quelque chose de nouveau et de particulier. Une autre façon singulière d’exister et d’organiser la vie collective, la répartition des richesses et du travail. Affirmer, imposer, une différence essentielle, pour basculer le centre de gravité de cette époque. Que notre seule existence en ce monde soit déjà la contestation de l’indigne.
Norman Ajari
Philadelphie, le 7 avril 2021
Dignidad o Muerte (Txalaparta, 2021) liburuaren hitzaurrea da goikoa.